Suite à la révolte d'octobre 2019, les citoyen.nes se sont emparées les rues des grandes villes et ont occupé l'espace public en lui donnant des nouveaux usages et des nouvelles significations. En analysant les graffiti peints dans les rues de Santiago, on s'intéressera à la manière dont les jeux de pouvoir se traduisent dans l'espace public. À part exprimer un point de vue de l’histoire récente du pays, le graffiti est-il capable d’interagir avec le pouvoir ?
DEUXIÈME VOLET DE NOTRE DOSSIER EN TROIS PARTIES SUR LA SOCIÉTÉ CHILIENNE, 50 ANS APRÈS LE COUP D'ETAT.
Photo de Danaé Moyano Rodriguez, Santiago, 2021
Dossier de Danaé Moyano Rodriguez
L’imaginaire de la révolte : ce que racontent les rues
L’intérêt est ici porté aux traces qui interviennent dans la création de l’esthétique et de la rhétorique qui composent l’imaginaire de la révolte. Le graffiti, l’une des pratiques du répertoire d’action politique du mouvement chilien, est le biais qui permet de les étudier. Même si le processus constituant apparaît assez rapidement comme une réponse à donner à la révolte d’octobre 2019, certaines discussions n’ont pas nécessairement lieu au sein des espaces créés à cet effet. Car il existe aussi une marge dans ce qui est déjà marginal. Il est donc proposé d’analyser le graffiti comme un moyen de provoquer une discussion en dehors de ces espaces qui reproduisent certaines des pratiques du pouvoir. Se pose ainsi la question suivante : à part exprimer un point de vue de l’histoire récente du pays, le graffiti est-il capable d’interagir avec le pouvoir ?
D’une certaine manière, c’est à travers la tension qui se crée dans l’espace public que le graffiti arrive en effet à établir une forme de dialogue avec le pouvoir. Il est donc important de s’attarder quelques instants sur l’observation de ce que l’on entend par « espace public » dans le contexte de la révolte chilienne. Pendant les jours qui suivent le début de celle-ci, le rôle de l’espace public – les places, les rues, les murs, etc. –, en tant que lieux privilégiés de l’expression, se confirme. Il s’agit d’espaces qui permettent d’imaginer quelque chose de nouveau politiquement, de se constituer en tant que mouvement. C’est là que s’affrontent deux visions du monde : un monde pluriel, haut en couleurs et un monde de la blanchité. Après la révolte, « les murs qui soutenaient autrefois le mandat hygiénique de l'effacement permanent de toute intervention dans la rue ont été débordés par des graffitis de différentes couleurs et formes » (CARRILLO VIDAL, MANZI ARANEDA, 2020). La peinture blanche utilisée pour effacer ou couvrir les inscriptions faites dans la rue est très chargée symboliquement, comme le rapelle la Brigade de propagande féministe :
“Les murs qui criaient pour la dignité en octobre se sont réveillés un jour de novembre "blanchis", peints d'un blanc hivernal qui nous rappelait que la lutte ne se limitait pas seulement aux assemblées et à la défense de la manifestation, mais aussi à nos murs récupérés pour dessiner la voix des peuples. L'exercice de blanchiment n'est pas nouveau, depuis la colonisation, nous savons que le blanc est la couleur "correcte", celle qui ne dérange pas, celle qui est souhaitable. Sa politique raciale est maintenant peinte sur les murs de notre ville. Le "blanchiment" comme exercice de d'amnésie, comme exercice d'invisibilisation ; une fois de plus, les peuples considérés comme inférieurs aux grandes œuvres d'art et à la curation de leurs musées, la révolte populaire considérée comme une anecdote et non comme le patrimoine de nos propres histoires. La révolte populaire visuelle, dissimulée sous des litres de peinture blanche qu'ils essaient systématiquement d'effacer, comme la scène de crime qu'est devenue Santiago d'octobre à aujourd'hui. Les lettres désordonnées, colorées et faites de matériaux divers ne s'intègrent pas dans la ville grise et structurée qu'ils voulaient voir. Tous les murs nous appartiennent, tous les espaces sont des tranchées pour résister, pour affirmer que nous sommes ici, qu'il nous reste encore des lettres à peindre, des affiches à coller, des rues à intervenir.”
Photo de Danaé Moyano Rodriguez, Plaza de la Dignidad, Santiago, 2021
L’un des premiers actes forts de la révolte a été le fait d’avoir rebaptisé la place Baquedano. Mieux connue comme la « Plaza Italia », il s’agit d’un lieu emblématique de la ville de Santiago. C’est à la fois le lieu des grands rassemblements, manifestations ou célébrations, et une frontière qui sépare les quartiers bourgeois du nord-est de la capitale du reste de la ville. Désormais, elle est connue comme la « Plaza de la Dignidad ». Pour marquer ce changement symbolique fort dans le paysage urbain, le mot « dignité » a été écrit en grandes lettres sur l’asphalte tout autour de la place. L’intervention dans l’espace public qui se traduit par une réappropriation de celui-ci devient un axe fondamental du mouvement.
Diverses formes d’expression constituent le répertoire d’action politique du mouvement social et elles se concentrent sur la Plaza de la Dignidad. C’est un lieu de rencontre, elle a été occupée, taguée et la statue de Manuel Baquedano a été abattue. Cette réappropriation physique de l’espace public ouvre progressivement le chemin à la possibilité « d’envisager les futurs possibles, les alternatives souhaitables et les chemins que nous pouvons ensemble tracer à partir de rhétoriques communes et de poétiques de la liberté » (GRAU, FOLLEGATI, AGUILERA SILVA, 2020). Petit à petit, la perception de la rue et des espaces publics commence à changer et les manifestant.es, qui pensaient la rue comme un lieu de passage, commencent à l’imaginer comme un espace qui leur appartient. Un espace qui appartient à celles et ceux qui l’occupent est aussi un espace auquel iels s’identifient. Se pose ainsi une question : tel que l’on abat une statue, est-il nécessaire de démanteler une identité nationale – ainsi que son esthétique –, inventée par certains afin de pouvoir donner à d’autres la possibilité de participer au processus de définition de nouvelles identités ?
Deux esthétiques, deux formes différentes de percevoir et de comprendre la ville, s’affrontent dans l’espace public. Cela est évident sur la Plaza de la Dignidad et dans ses alentours. Selon María Galindo, « l'un des actes du pouvoir est de tout dévorer, d'être tout et de faire en sorte que rien n'ait de sens en dehors du sens que le pouvoir attribue aux choses. ». Il est donc évident que la montée en puissance provoquée par la réappropriation des espaces publics perturbe le pouvoir politique. Sa gêne s’exprime à travers la répression violente des manifestations et de l’occupation des espaces publics, la mise en place d’un couvre-feu qui oblige les manifestant.es à quitter la rue et l’utilisation de centaines de litres de peinture blanche pour effacer les graffiti.
Photo de Danaé Moyano Rodriguez, Santiago, 2021
La volonté de faire taire la version des manifestant.es apparaît avec force : effacer l’imaginaire de la révolte qui commençait peu à peu à se faire comprendre dans le graffiti ; blanchir pour montrer qui a le pouvoir de raconter l’histoire ; invisibiliser des imaginaires populaires parce que ce sont des discussions auxquelles les hautes sphères du pouvoir n’ont pas accès. D’autant plus que les deux mouvements qui se positionnent avec force sont le mapuche et les féminismes, c’est-à-dire deux mouvements qui ont toujours été marginalisés. L’intensité avec laquelle les manifestant.es se sont réapproprié les rues les jours qui suivent le 18 octobre 2019 laisse penser que la force populaire réunie peut réussir à faire taire le pouvoir et offrir une autre perspective en montrant que la révolte populaire est effectivement « un patrimoine de nos propres histoires », comme le dit la Brigade de propagande féministe. Celui-ci est traversé par des revendications collectives, mais aussi par des demandes spécifiques au mouvement mapuche et aux féminismes.
Ce dossier est issu d’un article publié dans la revue Hispanismes. Il est disponible ici.
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