Ce mois-ci, direction l'îlot au cœur de Césure, notre fameux tiers-lieu parisien, avec une des occupantes de l'atelier 418, Angel Ip. Graphiste, facilitatrice visuelle, mais aussi férue de philosophie, elle nous embarque dans sa réflexion autour de son travail, de ses envies et de l'importance des arts dans notre société.
Entretien réalisé par Etienne Morisseau
Est-ce que tu peux te présenter en une phrase ?
Pas facile... Pendant un moment, ma signature de mail c'était : "Traductrice visuelle, collectionneuse de récits et agitatrice d'idées."
Traductrice visuelle, c'est l'idée de rendre accessible la connaissance de manière ludique et pédagogique. Collectionneuse, parce que j'adore écouter les histoires, les anecdotes, j'adore les gens et leurs récits. Et ça correspond bien à mon métier, le dessin : les deux s'inspirent. Agitatrice, parce qu'à travers le dialogue, on développe nos idées, on se nourrit l'un l'autre.
Et si tu devais nous donner tes trois missions principales ?
La première serait de rendre la connaissance, la culture, accessible à tous. Ca me tient vraiment à cœur. Ca permet d'ouvrir des portes, d'aider les autres à évoluer.
Ensuite, ce serait de prendre de la hauteur. Grâce au dessin, on reçoit l'information différemment. Ca nous permet de se poser, de réfléchir, de voir les choses sous un autre angle.
Enfin, je dirais l'émerveillement. L'émerveillement qui nous fait reconsidérer l'environnement qui nous entoure. Qui contre le pessimisme et le scepticisme et qui nous montre qu'il y a toujours des solutions, peut-importe où l'on regarde.
Reportage graphique durant des ateliers de sensibilisation à l’addiction
C'est quoi ton medium préféré pour y parvenir ?
Celui que je préfère c'est la bande-dessinée. C'est excellent pour rendre des informations compréhensibles et accessibles. C'est pour ça qu'on voit énormément de BD de vulgarisation, sur l'histoire, les sciences, les sciences sociales... Je ne suis pas encore auteure, mais la BD correspond à ma pratique, dans le sens où il faut trouver le bon rapport texte-image.
Un équilibre pour parler autant au cerveau, à la raison, au cœur, à l'intuition, à l'imagination...
C'est aussi un objet unique. Chaque scénariste, chaque illustrateur.ice a sa patte. Pourtant, il faut réussir à créer un imaginaire qui parle à chacun.e. Une BD réussie c'est justement une œuvre qui parle à tout le monde, et pas seulement à son propre imaginaire. Il faut que ça englobe l'autre.
Facilitation graphique sur les contrats de ville
Quand tu dis que tu n'es pas "encore" auteure, ça fait partie de tes projets ?
J'ai une BD en cours d'écriture. Elle est née à Césure, des ateliers d'écriture de Floriane Touitou. Avec ces sessions quotidiennes, je me suis rendu compte que la créativité n'est pas due à des éclairs de génie, mais que c'est un muscle qu'il faut alimenter tous les jours pour développer ses idées. C'est venu petit à petit en écrivant. C'est un projet un peu inattendu, mais ça me réjouit.
Le sujet de ma BD va être la Psyché. C'est un sujet très philosophique : tous les grands philosophes en parlent, par exemple Platon évoque la Psyché comme étant l’intermédiaire entre le corps et l’esprit. D'en faire le sujet de mon oeuvre, ça me donne l'impression d'avoir digéré leurs enseignements et acquis une certaine expérience de vie. Je suis assez mature aujourd'hui pour me lancer dans ce projet.
Ca demande de la maturité de créer une BD ?
Pas forcément pour tout le monde, mais dans mon cas, oui. J'avais beaucoup de difficulté à choisir un sujet, établir une structure ou tenir des deadlines, parce qu'au fond, je n'avais pas confiance que ça pouvait se réaliser.
On a souvent cette image de l'artiste qui a une intuition, et POF, ça aboutit à un chef d'œuvre. Mais maintenant, je me rends compte que c'est une suite d'essais qui amène à un résultat. En gros, ça me donne l'impression d'avoir franchi une étape, de ne plus être une débutante dans mon domaine.
Là, j'ai la V1 du scénario : j'espère avoir des planches correctes pour le début d'année prochaine, afin de démarcher les maisons d'édition.
Est-ce que tu as une réflexion à nous partager sur ta pratique du dessin ?
Dessiner, écrire, penser, c'est un peu le travail des mains, du cœur et de la tête. Et c'est le but de la philosophie de parvenir à construire sa pensée.
Pendant longtemps, j'ai eu du mal à accepter que j'étais sur une voie artistique. Pourtant, j'ai fait des études d'art et je travaillais dans le graphisme. Mais je ne l'assumais pas vraiment. Aujourd'hui, je me dis vraiment artiste et illustratrice. Il y a cette phrase de Dostoïevski : "La beauté sauvera le monde." C'est joli dit comme ça. Fort et tout... Mais récemment, j'ai vraiment compris l'importance, la puissance de la beauté.
Notre actualité n'est pas réjouissante, entre la barbarie, les guerres, l'effondrement... Mais la beauté et l'art sont essentiels dans tout ça : pas seulement un positionnement naïf. Ce n'est pas de dire : "Il y a la guerre, mais la vie est belle", mais plutôt d'être capable de percevoir la beauté dans chaque situation, renouer avec une part profonde de notre humanité et ne pas tomber dans la passivité totale. Voir la beauté et la laideur permet de se révolter, d'où l'importance de l'art et des artistes.
L'art permet de changer la vision qu'on a du monde : c'est mon expérience qui m'a permis de comprendre ça, de l'enraciner en moi. C'est devenu une conviction profonde, et arriver à cette étape, ça change tout. En tant qu'artiste, on a souvent des doutes : "Est-ce que ce que je fais sert vraiment ?" Et c'est aussi ce que la société renvoie. Mais quand on a la conviction d'être utile au monde, d'avoir trouvé sa place, même quand il y a des hauts et des bas, on sait que ça va passer. C'est plus serein.
Qu'est-ce qui t'as fait débuter dans le domaine de la facilitation graphique et pourquoi ?
Je ne savais même pas que c'était un métier, la facilitation graphique (rires). Je dessinais sur mes carnets, j'appelais ça des "compte-rendus graphiques" sur mon feu-blog, juste pour m'amuser. Et là quelqu'un m'a dit : "Tu sais que c'est un métier ?"
J'étais déjà graphiste freelance à l'époque. Je travaillais principalement sur des design de sites. J'ai proposé mes services à certains de mes clients, et c'est comme ça que ça a commencé. Petit à petit j'ai rencontré d'autres facilitatrices, et ensemble nous avons créé le festival du feutre.
Il s'est déroulé à Paris en mars 2023. Nous nous sommes réunis entre professionnels de la facilitation graphique pour questionner notre rapport au métier, mais aussi échanger sur nos techniques, sur la représentation des diversités, des minorités, de l'utilisation des symboles et des mythes, etc... C'est un métier où l'on travaille souvent seul. Ca a permis de mettre des noms sur des visages, de fédérer, de partager nos difficultés. J'adorerais qu'on organise une deuxième édition, mais ça demande beaucoup d'investissement.
Dans la même veine, j’organise maintenant les Rencontres Dessinées au sein de Césure qui sont des rendez-vous mensuels, d’une heure et demie pour les professionnels du feutre.
C'est quoi une bonne facilitation graphique pour toi ?
Déjà ça doit être graphique. Avoir un sens esthétique, un bon contraste entre le plein et le vide, les échelles de taille, etc... Et il faut que ça reste lisible, que ce soit compréhensible pour n'importe qui. Et puis, en bonus, pouvoir réutiliser ses dessins sur d'autres supports une fois l'événement terminé. Mais pour ça, il faut avoir pris le temps de discuter avec le client pour bien comprendre ses attentes.
Il y a donc un travail d'accompagnement et de questionnement avec le client. Ne pas arriver avec sa propre recette, mais s'adapter au public, au sujet... J'ai encore du travail à faire de ce point de vue là. J'ai ma patte, mais je dois travailler le côté synthèse et cheminement de pensée.
Facilitation graphique pour l'Agefiph
Quel a été le sujet sur lequel tu as préféré travailler ?
Pour un salon d'innovations techniques, j'ai dû réaliser une fresque sur un mur énorme. Le sujet ne m'emballait pas à la base, mais j'ai travaillé avec une agence qui n'avait pas de facilitateur. Ils ont réalisé le brouillon et je devais simplement le reproduire au propre.
Me concentrer uniquement sur l'aspect graphique était hyper reposant. Et il y avait tout un jeu avec de grands coups de pinceaux et de la peinture invisible qui réagit à la lumière bleue, et qui permet de révéler des informations. Clairement des techniques à explorer !
Même quand le sujet ne nous plaît pas forcément, on peut en tirer des enseignements. J'aimerais développer cet aspect de préparation en amont, pour être plus sur le moment le jour J, sur le côté événementiel. Et puis ça m'a fait me rendre compte que travailler à plusieurs permet d'aller plus loin dans la réflexion. Je réfléchis souvent à créer une agence de facilitation, pas juste pour partager les missions, mais aussi pour développer la pratique.
Est-ce que tu as un message à passer à celui ou celle qui est arrivé.e au bout de cette interview ?
Tu es heureux quand tu trouves ta place dans le monde, quand tu te sens utile. Confucius disait : "Choisis un travail que tu aimes, et tu n'auras pas à travailler un seul jour de ta vie." La phrase est puissante ! Aujourd'hui on a une approche productiviste du travail, ou alors syndicaliste : "Je fais mes heures et j'arrête." Mais le travail peut nous permettre de développer notre potentiel, de nous épanouir. Il faut remettre du sens dans ce qu'on fait.
Et Césure en une phrase ?
Un espace de rencontres inattendues. L'autre est un inconnu par définition et cet espace permet d'aller à sa rencontre, d'explorer de nouveaux territoires. Par contre c'est une chose d'offrir cet espace, mais ça relève de ta responsabilité d'aller vers les autres, de créer ces relations.
Angel propose une "parenthèse philosophique", une newsletter offrant chaque mois une bulle de pensées douce et poétique. A retrouver ici.
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