Un billet de Nicolas Bigards
Jeudi 9 janvier 2025 se déroulait à Césure (Paris) l’émission Au Poste de David Dufresne, une émission de plus de trois heures, en direct et en public autour de l'initiative très spéciale Hello Quitte X, portée par un collectif d’ingénieurs, de geeks et de militants. Le manifeste en est simple: « Sous Elon Musk, le réseau social X s’est mué en machine à manipuler l’opinion. Refusons d’en être complices. Le 20 janvier 2025, jour de l’investiture de Donald Trump, un collectif, Hello Quitte X, propose de reprendre le contrôle en quittant X, collectivement, pour des alternatives qui respectent la liberté d’expression. »
Parmi les fondateurs du collectif, Benjamin Sonntag, fondateur de la Quadrature du Net, Alice Barbe, fondatrice de l’Académie des futurs leaders, Gregory Fabre de Nothing2Hide, ainsi que David Chavalarias du CNRS. Sans oublier le journaliste David Dufresne.
Une opération pragmatique et éthique
L’opération est remarquable car, au-delà du principe éthique sur lequel elle repose – quitter un réseau devenu aujourd’hui assez abject depuis son rachat par Elon Musk –, ce sont les modalités concrètes offertes par le collectif qui font que l’appel dépasse la seule bonne intention ou injonction.
À celles et ceux qui s’inquiéteraient de perdre leurs données ou leur communauté en migrant sur un réseau alternatif, le collectif Hello Quitte X propose une solution clé en main sous forme d’un kit de mobilisation. Le collectif met ainsi à disposition des outils et des conseils pour faciliter la migration vers des plateformes alternatives jugées plus respectueuses de la liberté d'expression, telles que Mastodon ou BlueSky.
Parmi les différentes formes de migration, il y a le téléchargement de ses archives X et la réplication de sa communauté, la création d’un compte vers de nouvelles plateformes plus vertueuses. Tout cela permettant de se préparer à une déconnexion collective le 20 janvier 2025. Par ailleurs, le collectif suggère de geler son compte – c’est-à-dire de ne plus publier tout en le conservant – afin de prévenir toute usurpation d’identité.
Le dilemme : partir ou rester ?
Cependant, durant cette soirée, une question semble se poser, de manière entêtante, comme un dilemme, auprès de certains des invité.e.s : quitter X, n’est-ce pas finalement déserter et laisser le champ libre à l’extrême droite ? Ne vaut-il pas mieux rester sur X pour porter le fer, la contradiction et le débat sur le réseau contre l’extrême droite ? Et puis, surtout, en sous-texte, comment s’adresser à sa communauté, à ses followers ?
Sandrine Rousseau, invitée de l’émission, explique que ses tweets sont régulièrement repris par la presse et contribuent à sa visibilité politique. Elle ajoute : « Pourquoi serait-ce à la gauche ou aux féministes de s’affaiblir dans le combat politique ? C’est une question que j’ai envie de poser à la presse française. (…) Si tous les leaders de gauche quittent Twitter, je veux bien le faire, mais je ne veux pas être la seule à le faire. »
D’autres, pourtant, ont fait le choix de quitter X et ne le regrettent pas. Dans une vidéo réalisée par David Dufresne pour cette soirée, Anne Hidalgo qui a sauté le pas en 2023, parle de soulagement et déclare : « Être sur un réseau sur lequel règne la toxicité vous affaiblit et vous empêche d’être vous-même. Quitter Twitter, c’est se libérer du temps, retrouver une forme de liberté. Si les politiques délaissent les clics pour revenir sur le terrain, auprès des gens, alors ce mouvement peut être porteur. »
L’enjeu démocratique : repenser les espaces d’échange
Ne serait-ce pas là que se situe le véritable enjeu démocratique, et pas seulement dans la visibilité médiatique de son action politique : retrouver les véritables espaces de débat démocratiques ? Car, au cours de la soirée, au fil des témoignages des invités, au-delà de la dérive libertarienne et ploutocratique d’Elon Musk, ce sont aussi et surtout les effets délétères de Twitter qui se font jour peu à peu : dépendance médiatique, santé mentale, modèle économique libéral, harcèlement en ligne, dévoiement de la parole politique.
Tous ces effets concourent à abîmer et rétrécir le champ du discours, à privatiser l’espace public, et à écraser toute culture du débat et du compromis. Il ne restait plus à Elon Musk qu’à s’emparer de ce vaste espace d’expression pour le mettre au service de ses idées et de finir d’invisibiliser peu à peu tout discours progressiste. Ce fut là le véritable tour de force de Twitter, de s’être rendu intellectuellement, économiquement et psychologiquement indispensable, en nous donnant l’illusion d’être un espace d’échange et de partage d’idées et d’opinion. Cela nous a totalement piégés.
Un autre effet délétère, et non des moindres, est la mutation des prises de parole des politiques qui cherchent à capter l’attention de leurs followers bien plus que celle de leurs collègues ou des journalistes. Dans une note récente du Cepremap (Centre pour la recherche économique et ses applications) intitulée La fièvre parlementaire : ce monde où l’on catche !, les économistes Yann Algan, Thomas Renault et Hugo Subtil ont analysé l’ensemble des discours prononcés en séance plénière de l’Assemblée nationale entre 2007 et 2024 pour en déterminer le registre.
Résultats ? C’est la colère et le conflit qui dominent, et sous une forme empruntant à X ou à TikTok, puisque les prises de parole des parlementaires dépassent rarement les 150 mots en moyenne. Les argumentations développées ont laissé place à des éclats et à des invectives et l’hémicycle s’est métamorphosé en plateau médiatique, taillé pour les réseaux sociaux.
Quel avenir pour l’action politique et citoyenne ?
Alors, est-ce que l’initiative Hello Quitte X, en plus de nous proposer de migrer vers un autre réseau plus vertueux, ne devrait-elle pas nous inviter aussi à réfléchir à d’autres moyens d’échanger, de débattre, de se parler ?
Ne serait-il pas temps d’en finir avec cette illusion qu’entretiennent les réseaux sociaux d’avoir une relation directe et privilégiée avec les citoyens ? Certes, la proposition d’une alternative comme BlueSky ou Mastodon, indépendants et maîtrisés par les utilisateurs, est indispensable, mais on risque finalement de se retrouver avec des réseaux sociaux « d’opinion », comme il y a des médias d’opinion, et d’accentuer ainsi encore un peu plus la polarisation du débat public.
Cette initiative doit nous inciter à amorcer une réflexion essentielle, celle de notre responsabilité collective dans ce que souhaitons comme modèle de débat démocratique, et à construire un écosystème médiatique et public plus sain, plus vertueux. Cela demandera du temps, mais n’est-il pas temps de réinscrire l’action politique dans la durée et non dans l’immédiateté ?
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