Entretien Nicolas Bigards

Face à la crise des financements qui fragilise les acteurs de la transition juste, l’Opération Milliard veut structurer une réponse collective pour mobiliser un milliard d’euros en faveur de l’innovation sociale. Dans cet entretien, Violaine Pierre, déléguée générale de l’initiative, revient sur les constats alarmants de l’enquête menée auprès de 800 organisations et explique les solutions envisagées pour rééquilibrer les financements publics et privés. Comment convaincre les financeurs d’investir dans des modèles à lucrativité limitée ? Quels leviers pour garantir un soutien stable aux acteurs de la transition ? Une plongée au cœur d’un plaidoyer stratégique pour un financement plus juste et efficace.
Un cri d’alerte : les oubliés du financement
Pourriez-vous rappeler dans quel contexte et comment est née cette Opération Milliard?
L'Opération Milliard est née, il y a deux ans, d’un cri du cœur, celui d’acteurs engagés dans la transition juste, comme Bastien Sibille, fondateur de la coopérative Mobicoop et de l’Union des coopératives, appelée "Les Licoornes". L'idée part d'un constat : dans le domaine des coopératives, il y a un double discours. D’un côté, on affirme qu’elles font partie de l’économie sociale et solidaire (ESS), mais dans les faits, elles sont très peu financées, y compris par les acteurs censés les soutenir.
Ce cri du cœur a été rejoint par d'autres acteurs aux statuts variés : associations, entreprises commerciales engagées dans la transition juste… Tous partagent le même constat : les outils financiers actuels ne sont pas adaptés à leurs besoins. C'est ce que les économistes appellent une "faille de marché". L’offre et la demande de financement ne se rencontrent pas.
Un deuxième constat vient renforcer cette idée : aujourd’hui, la transition écologique est majoritairement financée à travers le prisme de l’innovation technologique. C’est le cas, par exemple, du plan France 2030, qui alloue 54 milliards d’euros principalement à des innovations technologiques. Beaucoup de financeurs privés créent des fonds, car l’innovation technologique génère des rendements alignés avec leurs attentes.
En revanche, l’"innovation sociale" – qui inclut les changements de comportement, la lutte contre les inégalités, l’accompagnement des citoyens dans la transition – est largement oubliée dans les financements. Soit elle représente des montants infimes, soit elle est totalement absente. L’Opération Milliard est donc née de cette volonté de structurer une réponse collective à ces besoins.
Une enquête inédite : de nombreuses sources d’étonnement pour les initiateurs de l'Opération Milliard
L’enquête vient confirmer ces premiers constats, mais avez-vous eu néanmoins des surprises dans les retours ?
Oui, plusieurs éléments nous ont étonnés. D’abord, nous avons collecté les besoins de financement non pourvus. Nous aurions pu penser que certaines structures avaient déjà sécurisé une grande partie de leurs financements sur deux ans. Or, nous constatons que tous les types d’acteurs rencontrent des besoins non pourvus, et à des niveaux importants.
Nous avons analysé les données de 530 organisations (800 avaient répondu, mais nous avons retenu les réponses complètes). Le besoin de financement non couvert sur cinq ans atteint 1,4 milliard d’euros, soit environ 2 millions par organisation. C’est un chiffre massif, qui reflète une grande diversité de structures, des plus petites aux plus grandes.
Un autre point marquant concerne la situation de trésorerie et de fonds propres des associations. L’enquête a été réalisée entre juillet et octobre 2024, avant la récente crise des financements. Pourtant, la situation financière des structures était déjà très préoccupante.
Certaines analyses statistiques ont également soulevé des interrogations. Par exemple, les acteurs opérant à l’échelle intercommunale semblent moins en difficulté financière que les autres. Cela pourrait s’expliquer par un soutien plus fort des collectivités locales, mais cela reste à approfondir.
Autre surprise : en Île-de-France, les besoins de financement liés aux salaires sont plus élevés. Est-ce parce que les salaires y sont plus élevés ou parce qu’il y a plus de structures en concurrence pour les financements ? La réponse n’est pas évidente.
Enfin, un enseignement clé est que la complexité du financement oblige les organisations à employer du personnel dédié à la recherche de fonds. Une structure qui n’a pas la taille critique pour salarier une personne sur ces questions se retrouve en difficulté. C’est une problématique majeure.
Les besoins de financement : un manque criant de données
Et la dernière surprise, pour moi, c’est qu’il n'existe pas d'étude approfondie permettant de comprendre précisément les besoins de financement des organisations et les freins qu'elles rencontrent. Et je pense que l'un des rôles de l'Opération Milliard, sera d'aider à combler ce vide.
Les quelques enquêtes disponibles, notamment celle réalisée par ESS France, sont rares et souvent limitées à un nombre restreint d'acteurs. Elles ne proposent pas une analyse détaillée et globale de la situation financière des organisations, comme nous avons tenté de le faire ici. Cette absence de données nous a surpris et souligne le besoin urgent de quantifier et de qualifier ces besoins de financement.
Cette enquête est la première de cette envergure, même si elle repose sur un échantillon relativement restreint à l'échelle de l'économie sociale et solidaire. Notre travail constitue donc une première pierre à l’édifice. Il est loin d’être parfait, et nous en sommes conscients, mais il a le mérite d’initier une réflexion nécessaire qui doit être poursuivie et approfondie de manière collective.
Démontrer la valeur de l’innovation sociale : un enjeu clé
Ce manque de chiffres sur les besoins des organisations explique-t-il la méconnaissance des politiques sur le sujet ?
Oui, c’est un vrai problème. Nous avons commencé des discussions avec les pouvoirs publics. L’une des questions qui revient souvent est : "Comment justifiez-vous qu’un euro d’argent public investi dans la transition juste ait plus d’impact qu’un euro investi dans les start-up soutenues par BPI France ?" Autrement dit, comment rendre compte de la valeur créée ?
Aujourd’hui, il manque des données macroéconomiques pour mesurer cet impact. Beaucoup d’organisations réalisent des études sur leur propre efficacité (Social Return on Investment, comptabilité extra-financière…), mais il n’existe pas d’agrégation à une échelle plus large.
Nous devons donc produire ces données et les rendre compréhensibles pour les financeurs. Il ne s’agit pas seulement de maximiser les rendements financiers, mais aussi de sécuriser les investissements dans la transition juste. C’est pourquoi nous plaidons pour la mise en place d’une garantie publique sur nos fonds propres. Cela permettrait aux financeurs privés de réduire leurs risques et de s’engager davantage.
Un rééquilibrage nécessaire entre financements publics et privés
Vous avez aussi mis en évidence un besoin crucial de rééquilibrage entre financements publics et privés ?
Oui, il est indispensable d’impliquer davantage les financeurs privés dans le soutien à l’innovation sociale, tout en prenant en compte le fait que celle-ci ne générera jamais les mêmes retours sur investissement que l’innovation technologique.
Cette différence tient aux statuts mêmes des organisations concernées : coopératives, associations, structures à lucrativité limitée… Ces modèles encadrent strictement la rémunération du capital pour rester cohérents avec leur mission d’intérêt général. Contrairement aux entreprises classiques, les profits générés ne sont pas destinés à enrichir des actionnaires, mais sont réinvestis dans le projet et la cause qu’il défend.
Les financeurs privés doivent comprendre que les rendements attendus ne sont pas compatibles avec ces modèles d’innovation sociale. Il est donc nécessaire de repenser leurs attentes pour qu’un soutien financier adapté puisse émerger.
Dépasser les tabous : vers une nouvelle approche de l’investissement
Ce sujet reste tabou. Par exemple, la récente prise de parole d’Éric Lombard, ministre de l’Economie, sur la nécessité de revoir les rendements financiers en fonction des impératifs de transition n’a pas été bien accueillie. Pourtant, nous voyons qu’un certain nombre de financeurs sont prêts à reconnaître l’importance de l’innovation sociale dans la transition juste. Ils comprennent qu’une approche uniquement technologique ne suffira pas.
L’histoire récente montre que si ces éléments ne sont pas intégrés, des retours en arrière sur les avancées technologiques et environnementales sont inévitables. Nous avons donc un ensemble de financeurs qui se montrent ouverts à cette approche, mais qui demandent en contrepartie une plus grande sécurité sur leurs investissements.
La garantie publique comme levier essentiel
Si un investissement ne promet ni rendement élevé ni garantie de sécurité, il devient difficile d’attirer des financeurs privés. Ces derniers préfèrent alors effectuer des dons, qui sont au moins accompagnés d’une défiscalisation. C’est pourquoi nous plaidons pour un mécanisme de garantie publique qui viendrait sécuriser ces investissements en fonds propres.
Ainsi, nous pourrions convaincre les financeurs de s’engager en leur expliquant : « Vous faites un effort sur la rentabilité, mais en contrepartie, votre investissement est garanti et présente un risque très limité. »
Justifier l’impact et structurer le plaidoyer
Vous ne demandez donc pas une révolution du système, mais plutôt un réajustement de certains critères d’investissement ?
Exactement, il s’agit d’un rééquilibrage. Les investisseurs privés nous demandent de justifier l’impact extra-financier de la transition juste. Pour cela, nous devons leur fournir des indicateurs concrets et mesurables, mais sans tomber dans des systèmes trop complexes.
Nous devons donc structurer ces éléments de manière claire, en collaboration avec des experts qui travaillent déjà sur ces enjeux. Le défi est d’intégrer ces outils d’évaluation dans les financements des organisations elles-mêmes, afin de garantir leur mise en œuvre sans créer une charge financière supplémentaire.
De la nécessité de distinguer les modes de financements
Vous évoquez différents types d’acteurs et de besoins financiers. Pensez-vous qu’il existe une logique globale qui puisse structurer l’ensemble de ces financements ?
Oui, il y a une cohérence globale à construire, mais il faut d’abord distinguer deux grandes catégories de financement : le don et l’investissement. À l’Opération Milliard, nous prévoyons trois types de véhicules financiers : deux outils d’investissement avec une coopérative d’investissement et un fonds professionnel de capital-investissement, et outil dédié aux dons sous forme d’un fonds de dotation.
La principale différence réside donc dans la nature du soutien : certaines structures auront un besoin vital de dons, tandis que d’autres pourront bénéficier d’investissements sous des formes adaptées, comme des prêts participatifs ou des titres associatifs. Ces derniers sont encore peu développés, mais ont vocation à se renforcer dans les années à venir pour mieux répondre aux réalités du terrain.
Sur la question du don, la situation s’est nettement dégradée depuis la réalisation de notre enquête.
Aujourd’hui, de nombreux acteurs voient leurs budgets se réduire drastiquement tandis que leurs besoins augmentent. C’est particulièrement vrai pour les organisations de solidarité internationale, qui doivent faire face à la baisse des aides publiques et au retrait de certains pays donateurs, notamment les États-Unis.
En France, nous observons une dynamique similaire avec la diminution des financements régionaux et nationaux. Certaines collectivités ont déjà annoncé des coupes budgétaires significatives, ce qui plonge de nombreuses associations dans l’incertitude. Beaucoup d’entre elles risquent de disparaître faute de soutien suffisant.
Cela étant dit, l’Opération Milliard n’a pas pour vocation de pallier ces urgences conjoncturelles. Notre objectif est d’agir sur un temps long, en structurant des financements durables qui permettent aux organisations engagées de ne plus dépendre uniquement des subventions publiques, mais aussi d’autres formes de soutien financier adaptées à leurs modèles économiques.
Construire une pédagogie du financement
Comment comptez-vous accompagner les acteurs de cette transition vers de nouveaux modèles de financement ?
Nous avons mis en place un cycle de masterclass sur les questions financières, avec deux sessions par mois. Cela permet aux dirigeants et dirigeantes d’organisations de mieux comprendre les mécanismes financiers et d’acquérir les compétences nécessaires pour discuter directement avec les financeurs.
Cependant, notre objectif n’est pas de pousser les associations vers des modèles purement marchands. Certaines organisations doivent rester dépendantes des subventions publiques, car leur mission ne peut pas être commercialisée. L’enjeu est plutôt de structurer des mécanismes de solidarité financière entre les différentes formes d’acteurs.
La mobilisation citoyenne et politique
Quel est l’écho de votre initiative auprès des politiques ?
Nous n’avons pas encore mené un plaidoyer politique intensif, mais nous savons que la question de la rentabilité compatible avec la transition juste est un enjeu crucial.
Notre premier axe de plaidoyer porte sur l’obtention d’une garantie publique sur les fonds propres. Cela représenterait un investissement public modéré mais permettrait de mobiliser jusqu’à un milliard d’euros d’investissements privés.
À terme, nous voulons aussi porter des propositions sur des dispositifs comme le crédit d’impôt recherche appliqué aux associations. Mais nous devons avancer étape par étape, en commençant par structurer nos fonds.
La prochaine étape : fédérer les financeurs
Quelles sont les prochaines grandes étapes pour l’Opération Milliard ?
L'enjeu immédiat est de fédérer les financeurs autour de notre projet. Nous organiserons avant l'été un événement avec les financeurs pour amorcer les étapes de levées de fonds, et nous travaillons actuellement à rencontrer un grand nombre de financeurs pour échanger sur notre démarche et voir comment ils pourraient s'y associer.
Un message clé pour les financeurs et citoyens
Pour conclure, quel message souhaitez-vous adresser aux financeurs et citoyens ?
Les organisations engagées sur les territoires veulent poursuivre leur action, s’étendre et structurer leurs impacts. Elles ont besoin de financements adaptés.
Les citoyens ont un rôle clé : ils peuvent soutenir ces organisations, les faire connaître et participer à la dynamique collective. Plus nous serons nombreux dans l’Opération Milliard, plus nous aurons de poids face aux financeurs et aux décideurs publics.
Pour les financeurs, il est temps d’intégrer pleinement l’innovation sociale dans leurs stratégies et de reconnaître son rôle essentiel dans la transition juste.
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